Dans son livre « Miroirs des princes », paru chez Flammarion, Michel Schneider, homme sincère au parcours éclectique, nous livre sa vision de la société moderne et du rôle prépondérant de l’image. Selon lui, l’obsession – tant chez les politiques qu’au niveau populaire – qui persiste autour de l’image fait de l’ombre à l’être. Énorme attrape-nigaud, elle ne peut que nous rappeler la morale du Corbeau et du Renard de ce cher Jean de la Fontaine, à la portée universelle. « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » – et nous pourrions ajouter : « qui le voit ». Nos deux derniers présidents de la République nous en font la démonstration à longueur de mandat.
Mêlant joyeusement image publique et image privée, ce qu’Hannah Arendt dénonçait comme la caractéristique d’une société démocratiquement malade. D’ailleurs, quand vient l’heure du grand soir électoral, tous les projecteurs s’allument et les dépenses pour l’image explosent. Ainsi outre-Atlantique, où l’on n’est pas à un excès près, la dernière campagne présidentielle aurait coûté plusieurs milliards de dollars. Ce qui fait cher pour de l’image, rien que de l’image ! Ce qui fait cher les « coups de pouce » aux milieux économiques de tout bord. Combien d’actions réellement utiles nos chers cousins transatlantiques auraient-ils pu réaliser, pour le bénéfice d’eux-mêmes et pour celui du reste du monde, avec cette coquette somme ? Mais rien n’est trop beau pour un Narcisse homme ou femme d’Etat. Qu’il ne vienne pas à trébucher en allant prendre le chèque. Il tomberait directement dans l’eau et c’est la Nation toute entière qui viendrait à sombrer.
Nul doute que nous sommes face à une épidémie globale de narcissisme. La technologie n’arrange pas forcément l’homme moderne, qu’il soit en ville ou à la campagne, riche ou pauvre. Le conformisme et la pression sociale ne nous aident pas non plus à contenir l’expansion de l’épidémie. D’après Michel Schneider, pourtant, le narcissisme à la base et à condition d’être modéré est loin d’être inutile, bien au contraire. Sans lui, pas de construction personnelle, pas d’identité ni de confiance en soi ! Mais voilà, tout s’est accéléré d’un coup, comme disent les anciens qui ne comprennent plus trop « où on en est » ni « à quoi ils jouent » ! Car on est presque resté à l’âge des bonnes ou mauvaises blagues dans la cour de récréation.
La bêtise, ou le manque d’intelligence, comme dirait avec passion le vieux sage Pierre Rabhi, nous maintiennent dans un état semi-conscient. Nous ne progressons plus, « adulescents-scotchés ». Le capitalisme frelaté, dans sa version narcissique, est devenu terriblement infantilisant. Comment donc, dans une telle régression, parler encore de responsabilité ? Trop souvent le discours est juste là « pour faire joli », pour l’image encore et encore !
C’est à son tour la démocratie qui se retrouve menacée par cette aveuglement généralisé. Notre reflet, oui notre propre reflet nous aveugle. L’individu contaminé y est pour quelque chose. Et lorsque notre Narcisse moderne se détourne de son propre reflet, c’est pour apercevoir au loin, peut-être au bout de son smartphone, les nouvelles du monde qui disent, imperturbablement, que « ça ira mieux demain ». Car narcissisme et propagande font bon ménage, ils se renforcent mutuellement, dans un monde d’illusions !
Mais alors, reste-t-il un antidote au narcissisme ? Difficile à dire irréfutablement, car la pandémie se développe, terriblement. Soupesez le poids des habitudes et du consensus mou autour du reflet de chacun, comme le permettent tant de réseaux sociaux, tant de séries télévisées populaires et de vidéos en ligne. Cherchez bien l’antidote ! Le dialogue peut être une issue de secours. Car pour dialoguer il faut détourner le regard pour mieux sonder son interlocuteur. L’écoute active aussi, non feinte, qui nous éloigne du « miroir, mon beau miroir » ! Le voyage également, en prenant le temps du partage, avec une sincère curiosité. Exercice salvateur mais qui demande temps et effort de réadaptation, sans notre habituel compagnon, sans notre reflet narcissique. L’amitié, la vraie, ne supporte pas la médiocrité. Pas celle des Narcisses. Un bon repas de famille ou entre copains, merveilleux moyen de quoi mettre tous nos sens en éveil, de freiner le diktat de l’image. Pour un retour vers l’essentiel et, finalement, le meilleur de la vie en société.
Finalement, il ne tient qu’à soi d’arrêter de jouer au Narcisse pour mieux vivre sa vie. Pour vivre pleinement !
Laurent
Très intéressant le rapport entre l’image et le narcissisme, relayé tant sur les réseaux sociaux que sur les médias traditionnels. Il paraît que les Français d’aujourd’hui ne seraient pas capables, pour une part importante d’entre eux, de comprendre entièrement un discours du Général de Gaulle. On comprend bien que l’image dans les années 60 ne tenait pas la place qu’elle a aujourd’hui. A l’inverse, Nicolas Sarkozy, en se faisant le champion du discours avec le vocabulaire le moins riche, s’il a réussi (parfois) à se faire entendre, n’a pas réussi notre société vers les mots. Notre président en exercice s’est calé peu ou prou sur la même pauvreté sémantique (l’inversion de la courbe du chômage qui a tant choqué les mathématiciens, depuis quand une courbe s’inverserait-elle ?), avec le résultat sur l’image que l’on sait. Aujourd’hui, peut importe ce qu’on fait, ce qui importe c’est ce que les gens ont perçu de notre action. Les comités de direction des entreprises en savent quelque chose, multipliant les comités de pilotage et les comités de gestion de crise. Le maître mot étant : maîtriser la communication interne et externe.
Alors oui, au final, sans l’aide de notre ami Pierre Rahbi ou notre grand frère Alexandre Jardin, nous sommes tous un peu narcissiques dans cette société.
Intéressant reportage hier dans Envoyé Spécial, sur la mode des SELFIES ou le techno-narcissisme !