Lorsqu’un incident de parcours a lieu, ici et maintenant collectivement, une sorte d’inertie inconsciente nous empêche de réellement changer. C’est probablement un effet du déni. Alors il nous est difficile de prendre un peu de hauteur ou de revenir à l’essentiel, à ce qui nous rend humain et non pas machinal.
Il y a un demi-siècle, Hannah Arendt écrivait La crise de la culture (titre original, Between past and future). Elle revisitait le concept d’histoire depuis l’antiquité à nos jours, et la place de la tradition dans nos sociétés. A un moment donné, la civilisation a tourné le dos à la tradition, à l’héritage du passé, devenu trop encombrant pour agir librement !
Hannah Arendt souligne le glissement progressif dans la hiérarchie sociale, du polis à l’individu, de l’immatériel au matériel, de la pensée à l’action. Au tournant de la fin du Moyen-Âge, de la Renaissance (qui est d’une certaine manière une négation du passé médiéval et un retour sélectif vers l’Antiquité), en passant par Descartes puis par la Révolution industrielle, a eu lieu un renversement de l’ordre des choses. Dit autrement, nous sommes passés d’un ordre religieux à un ordre féodal puis marchand.

« Schématiquement, l’antiquité classique grecque fut unanime à penser que la forme la plus haute de la vie humaine avait son lieu dans la polis et que la capacité humaine suprême était la parole ». Mais à l’époque moderne, l’homme animal rationale devient homo faber puis persiste et signe comme animal laborans. Il devient avant tout un être « capable d’action […] cette capacité paraît être devenue le centre de toutes les autres possibilités humaines ». J’agis donc je suis, plus que je ne pense. La philosophe insiste sur l’importance des processus, dominant le monde économique, politique et même naturel. Une vision mécaniste et linéaire, simplificatrice et abrutissante, dangereuse à souhait tant elle ne permet pas de véritable respiration, temps de réflexion critique. L’action devient une fin en soi, une façon de se définir et de s’intégrer au monde.
Il n’est pas étonnant que l’on se tourne vers la technologie pour assurer la continuité, en pleine crise sanitaire, surtout lorsque tout pourrait nous échapper ! L’urgence de l’action, la primauté des processus, quitte à leur apporter quelques corrections. La sidération du changement, de l’imprévisible, du choc, ne nous aide pas vraiment à échapper aux processus routiniers, aux habitudes bonnes ou mauvaises. Mais après quelques hésitations, nous pouvons un peu nous libérer de nos vieilles habitudes. La distanciation sociale nous propose un défi, une épreuve non sollicitée, celle d’une certaine introspection et d’une nouvelle empathie.
Une fois de plus, le brouhaha médiatique et politique, la schizophrénie collective et ses injonctions paradoxales, ne nous facilitent vraiment pas la tâche. Alors pour vivre heureux, vivons cachés, et tenons-nous loin des processus ! Et pour reprendre Hannah Arendt, réapprenons à apprécier l’art pour ce qu’il est vraiment, à l’écart du consumérisme ambiant et du divertissement téléguidé.
Laurent