Faut-il se rendre « dispensable » ?

Indispensable. Urgent et important. Essentiel. Incontournable. Quelle pression ! Au quotidien nous sommes tous assaillis par des injonctions, des mots d’ordre, des impératifs venus d’on ne sait où… mais là n’est pas la question : il faut agir, réagir, et vite. A force de travailler en mode projet, à force de tout encadrer par des dates-limites (pour ne pas dire dead lines, affreuses « lignes mortes » des temps modernes) où se trouvent nos marges de manœuvre ? nos espaces de liberté individuelle ?

Indispensable : dont on ne peut se dispenser, se passer. Des gens indispensables, on le sait, les cimetières en regorgent. Mais alors, à quoi bon cette frénésie ? Se rendre dispensable, ce serait alors savoir s’effacer, apprendre à s’extraire de la société, pour une heure, pour un jour, pour un an ? Une seule chose est sûre ou quasi-certaine : n’attendons pas des autres (c’est plutôt mauvais signe, ou le signe d’un manque d’anticipation) qu’ils nous fassent savoir qu’on peut descendre du navire.

Car la vie « à bord », faite de routines, une fois embarqué, semble assez peu nous laisser le choix de faire un pas de côté. La vie en société ressemble donc assez à celle d’un équipage. Il semblerait fou d’imaginer que l’on va ainsi sauter par-dessus bord, se jeter seul à l’eau. Vers quelle autre destination ? Pourquoi ? Comment ?

Car c’est ainsi : nous sommes tous interdépendants, tous importants les uns envers les autres, comme empêtrés dans nos relations sociales faites de droits et de devoirs, d’obligations croisées. Peu importe le contrat de travail, le contrat social ou moral, à durée déterminée ou indéterminée. On peut être relégué en fond de cales, tel un prisonnier, ou n’être qu’un simple moussaillon sur le pont, ou encore éclaireur confirmé hissé au sommet du grand mât, ou encore être le capitaine du navire amiral. Chacun à son poste, chacun responsable et donc lié au reste de cette fiction qu’est l’organisation, la personne morale, la cause, l’objectif que l’on nous a attribué.

Ainsi vogue le sentiment d’être indispensable. Un sentiment, une impression tenace. Ainsi serions-nous tous indispensables, pris individuellement. Et entourés de gens eux-mêmes indispensables, mais ce n’est pas tout ! Nous sommes entourés de choses indispensables, du moins est-ce devenu une impression. Entourés matériellement (le logement, la voiture, le téléphone à tout faire, etc.) et jusque dans notre âme aux prises avec ce besoin matérialiste, irrépressible, ces envies devenues… indispensables… A l’heure de l’intelligence artificielle, il devient essentiel, vital selon certains, de « s’armer » en matière d’IA et donc de puissance de calcul. Et comme la puissance requiert un supplément non négligeable d’énergie, il va bientôt redevenir indispensable d’accélérer notre grande fuite en avant énergétique. Alors stop ? Comment croire en de telles idioties servies par de grandes chaînes non pas de fast food, mais de prêt-à-penser ?

Dispensable ou indispensable ? A titre individuel, personnel, intime, la question mérite d’être posée. A titre collectif, on connaît déjà la réponse de quelques scientifiques ou philosophes. Descendus de leur hubris, il y a fort longtemps qu’ils ont simplement pris conscience de la futilité de l’Homme sur cette planète. Si la planète Terre est indispensable à la vie des Hommes, la réciproque est-elle également vraie ?
Car si nous formons un grand tout, en toute chose il y aurait de l’utilité… Mais de là à nous décerner le titre collectif d’indispensables, on peut encore en douter !

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