Energie : entre dogmes et pratiques

Alors que certains se perdent dans le décompte des défis qui s’amassent devant nous, il faut parfois revenir à l’essentiel. Faisons l’hypothèse que l’homme moderne a devant lui deux principaux défis à relever pour entrer dans une nouvelle ère. Une ère plus raisonnable et soutenable. Quels sont ces deux défis ? Le premier c’est l’alimentation, rassemblant tout ce qui est nous utile et plaisant à manger et à boire (dont l’eau fait partie). Le deuxième (d’ailleurs souvent indissociable du précédent) c’est l’énergie. Car de nos déchets alimentaires on sait faire de l’énergie et, inversement, il faut de l’énergie pour cultiver les aliments de base et les transformer en produits alimentaires…

Si l’on peut déplorer le gaspillage alimentaire, la malbouffe qui coexiste avec la malnutrition, force est d’admettre que l’énergie est aujourd’hui ce qui nous a permis d’accéder au confort moderne, caractéristique de notre société dite « développée » et « mobile ». Jean-Marc Jancovici, polytechnicien devenu consultant indépendant, via son étrange site Manicore ou ses nombreuses conférences, sait avec brio nous rappeler qu’à peu près tout dans nos vies modernes – des congés payés aux retraites en passant par la mobilité sous toutes ses formes, jusqu’à la mondialisation – découle de l’énergie. Et d’une énergie jusqu’ici à la fois abondante et bon marché ! Quel grand bond de l’énergie manuelle au moteur à vapeur puis à explosion, du passage du charbon à l’atome, ultime concentré d’énergie. A Cadarache, certains tenter d’imiter le soleil, par la fusion nucléaire… Sans oublier le pétrole dont nous sommes tous accros.

En France, pays de l’exception culturelle, l’énergie est une chasse gardée. Un sujet lourd et épineux, une « usine à gaz » qu’il faut vite laisser entre les mains de quelques ingénieurs besogneux (du genre de ceux qui ont, par sens du devoir civique, su résister aux sirènes de la City). Et tant pis pour les citoyens bricoleurs et leurs velléités d’autonomie énergétique. Bernard Laponche est un physicien nucléaire, spécialiste de l’énergie et de l’efficacité énergétique. Il nous dépeint la représentation presque naïve, en tout cas dénuée d’esprit critique, de la classe politique française au sujet de l’énergie. La chasse gardée a son domaine, il s’appelle CEA (Commissariat à l’Energie Atomique, devenu hype par l’ajout « et des énergies alternatives »). En fait, ses vrais gardiens sont très peu nombreux. Tous sauf exception proviennent du très prisé Corps des Mines. La crème de la crème de l’ingénierie française.

Bernard Laponche, récemment interviewé par Ruth Stégassy, comparait les choix énergétiques français et les choix allemands. Pragmatiques et décentralisés, nos voisins Allemands n’ont pas attendu l’effet de mode pour mettre en place, petit à petit mais rigoureusement, leur mix énergétique. Le tout dans une approche régionale. Il suffit de traverser aujourd’hui l’Allemagne réunifiée pour s’en apercevoir (nul besoin de sortir de l’X). Alors que la France s’est avachie sur son arsenal nucléaire, l’Allemagne, dès 1998 (soit aujourd’hui à la moitié d’un horizon d’investissement énergétique, qu’on situe généralement à 30 ans) a fait un choix politique clair. Celui de sortir du nucléaire et d’une diversification. Ce qui est le nom d’une ONG (« Sortir du nucléaire ») en France, autrement dit un groupuscule d’utopistes, est outre-Rhin une réalité en marche !

Les raisons de ce choix sont connues : accidents en série (Three Miles Island, aux Etats-Unis ; Tchernobyl, en Ukraine ; Fukushima, au Japon), risques liés à la prolifération des armes nucléaires, gestion incertaine et coûteuse des déchets (déchets dont la radioactivité peut durer quelques milliers d’années…) Angela Merkel, physicienne de formation, n’a fait que poursuivre le cap après l’accident nucléaire japonais. Et d’engager son pays dans la transition écologique, qui passe autant par le développement d’énergies renouvelables (ou alternatives, pour faire plaisir au CEA) que par la sobriété de la consommation (économies d’énergie à tous les étages…) Pendant ce temps là, de Grenelle I en Grenelle II, la France jouait au yoyo (on se souviendra du « ça suffit » de l’ex-Président de la République). Sans parler du festival de palabres du fameux Grand Débat, dont les conclusions ne seraient même pas remontées à nos chers parlementaires. Mais puisqu’il est écrit « chasse gardée »… Différence de culture et de style chez les deux voisins européens. Ah, les stéréotypes !

Un petit tour en Allemagne encore pour constater l’état des lieux, curieux mélange de production d’électricité « à l’ancienne » (centrales au gaz, au charbon, à l’uranium) avec des champs nouveaux d’éoliennes et de curieux champs photovoltaïques dernier cri. Alors que les hommes politiques Français, tant à gauche qu’à droite, se tâtent encore pour la « pauvre » fermeture d’une centrale alsacienne, les Teutons en arrêtaient huit en 2011 (ce qui proportionnellement représente beaucoup plus qu’en France). Le courage politique dépasse ici toute considération purement matérielle. Tout cela ne serait rien si notre immobilisme franco-français n’avait pas un coût. Car évidemment l’inaction a un coût. Pour nous-mêmes comme pour les générations futures. Mais puisque la question énergétique s’inscrit sur le temps long, nous Français pouvons encore nous moquer longtemps des bricolages et autres expérimentations qui se font en Allemagne ou ailleurs, comme pour mieux justifier qu’il est « urgent de ne rien faire ». Et se reposer sur notre confortable matelas idéologique. Déni de réalité ou irresponsabilité totale ?

Bernard Laponche dénonce le manque d’indépendance des experts de l’énergie française. Et que dire de l’intox de tel ex-ministre en charge du dossier, notamment sur le prétendu « boom » des rejets de CO2 depuis le basculement vers le charbon. Lequel serait plus lié à la baisse des prix – sur le marché mondial – de cette énergie très « première révolution industrielle » qu’à une décision volontaire de l’Allemagne de carboniser toute l’Europe. Au lieu d’un « boom » il faudrait plutôt parler d’une légère hausse de ce gaz à effet de serre. Au demeurant, les Allemands ont respecté leurs engagements de Kyoto (-21% de baisse prévue pour 2020, effective dès 2013). Et ont davantage lutté contre les pertes et rejets de méthane (gaz bien plus actif que le CO2 question effet de serre) que bien des pays voisins. Autre idée reçue battue en brèche : l’Allemagne n’a pas « survécu » grâce à l’importation d’électricité nucléaire (cocorico) Made in France. En fait la France importerait davantage d’électricité d’Allemagne que l’Allemagne ne le ferait depuis la France. En somme, contrairement aux allégations des conservateurs français (ceux qui freinent le changement, la transition…) les gros travaux côté Allemand ne désorganisent pas tant que cela leurs capacité productives.

Cependant, il ne faudrait pas idéaliser la stratégie allemande. Notre modèle centralisé et la puissance du parc nucléaire (réputé pour son côté « décarboné ») ont un côté rassurant, pour nous jacobins, face à des énergies renouvelables délocalisées et intermittentes, « enfants rebelles ». Mais ne sous-estimons pas les dégâts des valses-hésitations françaises en matière de réglementation (changement intempestif du cadre juridique pour les investisseurs) qui ressemble à s’y méprendre à un sabotage de nouvelles filières (éolien, photovoltaïque comme l’atteste le rachat d’un Photowatt moribond par EDF Energies Nouvelles), au profit des seuls grands groupes du CAC 40, aptes à résister à la tornade. Et si l’intermittence reste l’argument clé des anti-énergies renouvelables, elle n’est pas forcément un handicap durable. Des solutions peuvent émerger avec l’éolien offshore (moindre intermittence), les hydroliennes (intermittence quasi-nulle), la méthanisation, le stockage de l’électricité « verte » (parade ultime contre l’intermittence). Enfin, n’oublions pas que nos chères centrales nucléaires, vieillissantes, doivent aussi s’arrêter pour travaux de maintenance et de mises aux normes.

Certaines énergies renouvelables atteignent la parité réseau : leur coût du Kwh n’a fait que baisser comparé aux énergies d’origine fossile ou nucléaire. Elles deviennent compétitives sans recourir à des subventions. Pendant ce temps également, les responsables de la sûreté nucléaire nous rappellent combien l’atome reste encore un pari industriel digne des « apprentis-sorciers » et que le coût global (total cost of ownership) a peut-être été sous-évalué. Les technocrates d’EDF et leurs fournisseurs historiques pêchant par excès d’optimisme ? Un peu partout dans les monde, de la Chine au Japon en passant par les Etats-Unis, des laboratoires fourmillent de recherches vers toujours plus d’alternatives, d’optimisation et de sobriété énergétique. Sans dogmatisme espérons-le. Et les citoyens ne restent pas les bras croisés, comme le suggère Shamengo. Au-delà des questions de « gros sous » et de politiques publiques, ce sont bien nos comportements quotidiens qui sont amenés à changer. Sans que cela ne soit forcément une punition insupportable !

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2 réflexions sur “Energie : entre dogmes et pratiques

  1. m’arrive t’il jamais à l’Allemagne d’acheter de l’électricité issue de l’énergie nucléaire?Dans ce contexte ,il serait facile de jouer les mères la pudeur tout en bénéficiant des centrales nucléaires de ses voisins.

  2. Tout à fait, comme il nous arrive d’acheter de l’électricité de nos cousins germains, mi-carbonée (issue du charbon américain, du gaz russe ou de la lignite locale) mi-décarbonée (éolien, solaire, biomasse)… Sans oublier leurs réacteurs nucléaires encore en activité !

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