Socrate aurait proclamé « tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas » ! Cette idée sera reprise par la sagesse populaire qui veut que « dans le doute, abstiens-toi ». Des marchands du temple, entendant cela, eurent alors une idée radicale : faire des affaires sur le dos des ignorants. Profiter de l’ignorance pour prospérer, et assurer ses arrières en entretenant le doute dans l’esprit des puissants ! Voilà pour les prémisses de l’agnotologie ou science de l’ignorance, il y a 2400 ans.
DU DOUTE ET DE L’IGNORANCE
L’agnotologie a été définie en 2008 (de notre ère !) par l’américain Robert Proctor, comme « l’étude de l’ignorance ou du doute induite par la culture, en particulier via la publication de données scientifiques inexactes ou trompeuses » (Wikipedia). Cet historien des sciences de l’Université de Stanford a fait parler de lui en témoignant contre l’industrie du tabac*, réputée pour son art de la manipulation des données scientifiques pour protéger son business model. Un business qui n’a pu survivre, jusqu’à aujourd’hui, que grâce à l’ignorance et à des investissements colossaux dans un arsenal de défense judiciaire.
DEUX SCIENCES
Alors pour schématiser on peut distinguer deux types de sciences, ou plutôt deux attitudes scientifiques. La première serait celle de la science libre, rigoureuse et indépendante. Une science déterminée à faire progresser les connaissances dans tous les domaines, sans filtre extérieur (pression politique et/ou pression économique). Une science qui valoriserait les progrès scientifiques sans préjugé économique, autrement dit qui résisterait aux tractations et aux manipulations de tel ou tel groupe de pression. Il est bien difficile, voire utopique, de donner quelque liste que ce soit. Au fond tout repose essentiellement sur l’éthique de chaque membre de la communauté scientifique, éthique qui doit se vérifier sur la durée, et non pas sur telle ou telle déclaration d’intention.
La « deuxième science » est sœur jumelle de la première. Vraie jumelle (même œuf, même parenté) mais cette deuxième science a eu un jour la faiblesse de céder à des pressions extérieures. Preuve que la science, comme toute activité humaine, n’est pas insensible à l’attrait de l’argent et que la corruption, reste possible partout et à tout moment. Cette science-là n’est pas indépendante. Pire, elle fonctionne en bande organisée et au détriment de sa sœur jumelle. Elle sait très bien s’y prendre pour sanctionner les esprits déviants, pour réduire au silence et discréditer les recherches sur des sujets qui fâchent. Car il lui faut toujours rester sur le droit chemin. Parlez-en au Professeur Séralini ou aux époux Bourguignon ! Bienvenue dans un monde de conventions, de politiquement correct, de conflits d’intérêts et d’esprit de corps. Quelques domaines concernés : la recherche sur les liens entre cancers et environnement, les études longues sur les effets de la radioactivité, des ondes électromagnétiques ou des pesticides, les études sur les effets combinées de plusieurs molécules – ou effet cocktail, etc.
Systématiquement, les scientifiques les plus vertueux, en fait les plus sérieux, seront déstabilisés, reniés, mutés, mis à l’isolement par leurs frères jumeaux. La loi du groupe est terrible par sa puissance. Les pseudo-experts (mais authentiques virtuoses en manipulation de statistiques, faussaires du savoir aux hypothèses biaisées) arrivent ainsi à s’imposer. La pression du groupe arrive à faire changer d’avis des scientifiques qui au départ étaient sur la voie d’un réel progrès du savoir. Cela s’est vérifié par exemple dans les études sur la toxicité du plomb, de l’amiante, et de bien d’autres substances. L’objectif final des industriels concernés restant toujours le même : gagner du temps, jouer la montre puisque le temps, c’est de l’argent !
BRAS DE FER
Alors, s’il n’y a rien de très nouveau dans l’agnotologie, nous pouvons simplement nous interroger sur l’ampleur des moyens déployés dans ce grand bras de fer politique et juridique. A l’instar de bien d’autres journalistes, historiens ou scientifiques, Robert Proctor est un lanceur d’alerte des temps modernes. Un héros de la démocratie sans frontières.
Laurent
*A LIRE : « GOLDEN HOLOCAUST : ORIGINS OF THE CIGARETTE CATASTROPHE AND THE CASE FOR ABOLITION » de Robert Proctor. Du même auteur : « AGNOTOLOGY – THE MAKING & UNMAKING OF IGNORANCE ».
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/02/25/les-conspirateurs-du-tabac_1647738_3224.html