Depuis quelques temps il semblerait que ceux qui prétendent gouverner notre beau pays – qu’ils soient au pouvoir ou souhaitent le conquérir – ont repris à leur compte le concept de valeurs. Précédemment, le concept de valeur a été appliqué au monde de l’entreprise, faisant les choux gras des consultants en stratégie. Point de salut sans une identité claire d’entreprise, qui s’appuie sur des valeurs fédératrices. Le but de la manœuvre étant de séduire et de fidéliser employés, clients et actionnaires. Valeurs sensées créer du lien dans et autour de l’entreprise ! Puis vint le tour des états, mis à mal par la mondialisation et, plus récemment, les attaques terroristes…
En 1951, dans l’Homme Révolté, Albert Camus annonçait :
« Faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves. »
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Aujourd’hui, après le monde économique, c’est la sphère politique qui reprend à son tour reprendre à tue-tête le terme de valeurs. Vocable un peu fumeux, qu’on se le dise, et au départ plutôt éloigné du commun des mortels. Qu’ils soient classés à gauche ou à droite, nos chers élus ou candidats aux primaires ressassent en chœur le chant des « valeurs de la république ». Dans l’urgence post-attentats, l’ordre a été intimé aux grands piliers de la Nation que sont l’école et l’armée de réagir. Le corps enseignant s’est ainsi vu affecté la tâche stratégique du renforcement de l’instruction civique, du vivre ensemble, du respect des valeurs que sont la tolérance, la laïcité, la liberté d’expression, etc. L’armée, quant à elle, s’affiche sur abribus dans de grandes campagnes mélangeant recrutement massif et propagande (servir son pays, le défendre et le protéger, etc.) Sans oublier tout le business sécuritaire capté par de nombreuses entreprises privées de haute technologie, convertissant valeurs de la république en valeurs boursières ! Car il faut se le répéter tous les jours, notre pays est en guerre… mais comme le signalaient des commentateurs belges : « on croît mourir pour son pays, on meurt pour l’industrie ». Oups !!
Comme le souligne Investigaction – dans un article intitulé « Le discours des valeurs de la république : un nouveau masque de l’idéologie dominante » – L’inflation des discours sur les « valeurs de la république » allant de Marine Le Pen à Hollande, le consensus encore plus large sur la laïcité en danger qu’il faudrait défendre, la quasi-unanimité pour soutenir les nouvelles guerres coloniales, etc., révèlent l’illusion de combattre les effets sans s’attaquer aux causes. Le discours des valeurs a parfois un côté dérangeant par la fièvre qu’il procure, et quand la température monte, les délires de nouveau califat et autres complots islamistes ne sont jamais loin.
Pendant un instant, le discours symbolique des « valeurs » de la France permet aisément de faire diversion. Il nous éloigne, par ruse, des sujets concrets : problématique de l’emploi, répartition des richesses, exclusion, développement économique, menaces sur notre santé, sur notre environnement, etc. La jeune Marion Maréchal-Le Pen prétend que cette abstraction morale évite d’aller vers idées concrètes. Cependant elle n’hésite pas, quand cela l’arrange, de jouer elle-même avec ces valeurs qui font la France.
Au mieux, reconnaissons aux leaders actuels, experts en belles paroles, leur talent et leur ruse. Qui mieux qu’eux surfe sur le désamour grandissant de la mondialisation (économique autant que culturelle). Au pire, nous sommes confrontés à l’impuissance, l’incompétence et l’irresponsabilité d’une oligarchie qui ne représente plus que ses propres intérêts… comme le suggère encore l’affaire Barroso-Goldman Sachs. La mode des valeurs renvoie également à la mode, importée des Etats-Unis, de l’organisation d’élections avant les élections, joliment nommées « primaires ». Ces primaires reposent sur une crispation des débats, une opposition artificiellement dopée aux valeurs. Cette même opposition qui confine au dialogue de sourds. Et qui, pour finir, bloque la marche normale des institutions du côté de Washington. Et après, de ce côté-ci de l’Atlantique, tout le monde se permet encore de parler de réformes, alors que règne l’inertie… Reste à espérer que notre bon sens populaire saura nous dissuader d’échapper au piège des valeurs et des oppositions stériles, qui nous mènent nulle part !
Laurent