L’Empire ottoman est un fantôme du passé pour tous les européens, à l’image de ses pères fondateurs, issus des tribus turciques à la réputation sanguinaire. Dans le Sud de l’Europe, notamment dans les Balkans, les traces de l’Empire ottoman demeurent un peu plus précises qu’ailleurs. En Autriche, on se souvient du terrifiant Siège de Vienne, en 1529. Mais depuis le début du XXème siècle, fini l’Empire ! Il a explosé, officiellement en 1922, suite aux grandes manœuvres de la Première guerre mondiale. Place à la Turquie d’Atatürk, vantée pour sa modernité, sa modération et sa laïcité. Régulièrement, politiciens et commentateurs enthousiastes ont voulu nous projeter dans un mariage entre l’incontournable Turquie et de l’Union Européenne. Certes, la Turquie siège au Conseil de l’Europe depuis 1950, soit un an après la création de cette assemblée de chefs d’états « pour la paix des ménages ». Il faut reconnaître à la Turquie son rôle de partenaire commercial stratégique pour l’Europe. Mais aussi son rôle historique de « vivier démographique » pour l’Allemagne, au cœur de l’Europe. Mais aujourd’hui, à l’heure de la crispation sécuritaire, la Turquie semble bien sentir le soufre. Et nous voilà empêtrés dans une énième contradiction diplomatique, que certains taxent d’irresponsabilité. Quelques esprits indépendants, universitaires ou journalistes turcs, observent les manœuvres du président Erdogan. Ils nous alertent aussi sur l’étrange danse des responsables européens. Alors l’Europe serait-elle tombée dans le piège ottoman ?
Tout d’abord, il faut s’interroger sur l’héritage de l’Empire ottoman. Avec l’aide manifeste des forces notamment françaises et britanniques, assoiffés de pétrole et conduisant au morcellement tragique du Moyen-Orient, l’Empire a éclaté au lendemain de la Grande guerre. Mais le rêve impérialiste demeure. Pour cela, un détour par le nouveau siège social de la Erdogan Company s’impose. Un palais (saray, en turc, sérail en français) immense : 20 hectares bâtis, oui 200 000m², pour un coût pharaonique de 491 millions d’euros (d’après Le Monde). Ce palais présidentiel est pour le moins imposant. Son immensité d’une autre époque cherche délibérément à rappeler la grandeur de l’Empire, notamment par son inspiration seljoukide. De quoi allègrement rivaliser avec ni plus ni moins la Maison Blanche, résidence présidentielle du président de la première puissance mondiale ! Mais rien n’est trop beau pour Recep Tayyip, monarque élu règnant seul depuis 2014, tel un nouveau Roi Soleil d’Orient. Les partenaires européens, américains, israélien ou russes sont donc prévenus ! Et doivent désormais composer avec cet égo surdimensionné, passionné d’architecture autant que de pouvoir. Et pour entrer davantage dans l’Histoire, cherchant à fusionner de nouveau le séculaire et le spirituel, Erdogan garde en tête son projet de « méga-mosquée » à Istanbul, pour rivaliser cette fois avec la Mecque…
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Erdogan Le Grand, ou Recep 1er ?
La soirée Théma consacrée à la Turquie, hier sur Arte, revient sur la dégradation des conditions démocratiques, des purges à la tête du pouvoir politique et médiatique. L’équipe d’Erdogan entretiendrait, par ailleurs des relations ambiguës avec Daesh, n’hésitant pas à laisser faire la radicalisation islamiste, à l’oeuvre dans l’Est de la Turquie mais aussi dans les quartiers déshérités d’Istanbul. Hostile à l’ennemi éternel kurde, le Président l’est aussi vis-à-vis des chrétiens d’Orient et d’autres minorités religieuses, dont les Alaouites (musulmans modérés). Dans un tel contexte, qu’est-ce qu’est venue faire la diplomatie bruxelloise, avec le couple Merkel-Hollande en tête, à Ankara ? Longtemps, d’abord, la Turquie a été présentée, rappelons-le, comme un état pivot pro-américain, vis-à-vis duquel l’Europe n’avait d’autre choix que de s’aligner. Une sorte de confiance un peu aveugle nous était imposée par Washington, compte-tenu des voisins on ne peut plus douteux que sont devenus l’Irak, la Syrie et l’incontrôlable voisinage israélo-palestinien.
Plus récemment, prenant la suite d’Al-Qaïda, l’entreprise terroriste internationale s’est recomposée autour de Daesh ou groupe-état islamique. Les événements de 2015 et 2016, soupçonnés d’être coordonnés par les services secrets occidentaux, ont plombé la confiance populaire en Europe. Plus particulièrement en France, que Dominique de Villepin, ancien Premier Ministre, qualifie d’état « néo-conservateur », épris de paranoïa médiatique et de guerre permanente. Parallèlement à cette terreur hautement médiatisée et comme dans un mauvais scénario, la « crise des migrants » est venue s’ajouter aux problèmes insolubles d’après 2008. Rappelons-nous simplement des tiraillements entre Merkel d’un côté, pro-accueil, et le reste de l’Europe (France, Pologne, etc.) La France, Valls aux manettes, voyant plutôt d’un mauvais oeil cette nouvelle vague de migrants…pouvant cacher ici et là quelques djihadistes de retour de stage !
Alors nous y voilà… Sublime construction, au-delà du marbre d’Ankara, que ce piège diplomatique, cette chausse-trappe ourdie par Erdogan et ses conseillers. Européens, chefs d’états en tête, voulez-vous acheter la tranquillité ? Signez en bas cet accord, et n’oubliez pas de régler la facture, en guise de compensation pour le « sale boulot », l’accueil en masse des réfugiés. Car les compteurs tournent, même en Turquie. Et le président néo-impérial doit maintenant payer les coûts astronomiques de son nouveau palais. Selon des estimations, 600 000 livres pour la climatisation, 1 600 000 livres pour le chauffage et 1 200 000 livres pour l’éclairage (d’après l’Union des chambres d’architectes et d’ingénieurs de Turquie).
Laurent