Cela fait longtemps que je voulais vous parler de ce petit livre de Marceline Loridan-Ivens, sorti au début de l’année. Puis le temps a passé et ce n’est qu’en foulant la terre brune d’Auschwitz-Birkenau, que m’est revenue l’histoire de cette adolescente rousse. Déportée à 15 ans avec son père, dans le même wagon que Simone Veil, dont elle deviendra l’amie, elle restera 18 mois dans l’enfer des camps avant d’être libérée par les alliés.
A 86 ans, elle écrit à ce père, déporté avec elle, et qui n’est pas revenu. Elle lui écrit au présent, à hauteur de petite fille. Elle lui écrit toute cette peine effroyable qu’elle porte en elle, cette honte de son corps, de s’en être sortie et d’être vivante. Et pourtant tout est beau dans son livre.
Elle écrit bien, Marceline, comme un ruisseau qui chante.
A Drancy déjà, le père pressent l’innommable, parmi la foule des prisonniers ignorants du sort qui leur est réservé. Il dit à sa fille cette phrase prémonitoire « Toi tu reviendras, mais moi je ne reviendrai pas. »
Elle est presque heureuse d’être déportée avec ce père qu’elle aime tant, Shloïme, qui signifie Salomon en Yiddish. A l’arrivée, pourtant, elle est immédiatement séparée de lui, et emmenée avec les femmes pour effectuer des travaux physiques épuisants. Deux fois seulement, elle apercevra Shloïme avant que la fureur des Nazis ne lui dérobe à tout jamais.
Marceline a réussi l’exploit de vivre au retour des camps. Elle a aimé, fait des films, ri, dansé. Mais elle n’a plus jamais été la même. Inconsolable et gaie, telle que la qualifie François Busnel, qui lui a accordé de magnifiques entretiens sur France Inter.
« J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même. T’écrire m’a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur. Je voudrais fuir l’histoire du monde, du siècle, celle de Shloïme et sa chère petite fille. Ainsi je retourne vers l’enfance, vers l’adolescence qu’il ne m’a pas été donné de vivre, et c’est normal à mon âge. » Marceline Loridan-Ivens
Elle dit encore :
« Nous ne sommes plus ce que nous étions. Ni physiquement ni sans doute dans nos têtes. »
Avec Simone Veil, elles évoquent Birkenau à chaque fois qu’elles se rencontrent. Elles n’oublient rien. Elles portent en elles leur histoire, chaque jour de leur existence, même si elles ont construit leur vie après l’horreur. Simone subtilise encore des petites cuillères dans les cafés, par réflexe, en mémoire de l’infâme soupe du camp. A l’époque, il fallait échanger une cuillère contre un morceau de pain au marché noir entre les prisonniers, et surtout ne pas la perdre. On ne peut imaginer l’inconcevable.
A Auschwitz et encore plus à Birkenau, j’ai marché sur les traces de la petite Marceline et de Shloïme. J’ai eu honte d’avoir froid quand j’ai su que durant l’hiver 42, le mercure avait chuté jusqu’à moins 37°C. Partout, autour de moi, les fantômes du passé foulaient la boue d’un temps pas si lointain où la folie était ordinaire et où les ghettos de Lodz, de Varsovie, de Hongrie ont été déversés sur la rampe de Birkenau directement dans les chambres à gaz. Il faut se poser la question d’un système si bien organisé que chaque exécutant s’est senti dédouané par la rationalisation de l’ensemble. Birkenau glace par son immensité : 170 hectares qui pouvaient parquer plus de 90 000 prisonniers. 300 baraquements sinistrement alignés, entourés de barbelés et juste à côté les chambres à gaz et les fours crématoires.
C’était le lendemain du premier tour des élections régionales françaises, date hautement symbolique qui avait vu le Front National battre de nouveaux records. Il m’a fallu plus d’une semaine pour pouvoir penser à Auscwhwitz, sans être complètement dévastée. Mais de cette émotion légitime est venue une réflexion tout aussi légitime : où sont les nazis d’aujourd’hui ? Le XXème siècle a connu de multiples génocides, de celui des Arméniens en 1915 à celui des Rwandais en 1994 et les camps ont existé tant dans les régimes communistes que totalitaires. Actuellement la Corée du Nord emprisonne des milliers de personnes dans des conditions effroyables. Un certain nombre d’entre elles n’ont même pas d’identité, étant nées en captivité. La pratique de la dénonciation intra-familiale, les exécutions sommaires et la torture sont monnaie courante pour les quelques témoignages qu’il nous a été donné de recevoir.
Marceline n’a jamais voulu avoir d’enfants, car elle avait peur que cela ne recommence, que l’on s’en prenne à nouveau aux Juifs. Simone Veil, elle, a eu des enfants, des petits-enfants. Deux postures, deux blessures. Simone avait été aimée par sa mère, Marceline reviendra seule du Lutétia, sa mère ne viendra pas la chercher sur le quai de la gare. A 17 ans, elle s’envolera pour Paris, Saint-Germain, le Jazz.
Il y a une vie après. Mais il faut rester vigilant. Tout autour de nous, les mêmes hommes et femmes peuvent commettre les mêmes actes qu’autrefois. Nous sommes seuls responsables de ne pas leur laisser la possibilité d’agir et de garder en toute chose notre humanité et notre bienveillance.
« J’ai été quelqu’un de gai, tu sais, malgré ce qui nous est arrivé. Gaie à notre façon, pour se venger d’être triste et rire quand même. » Marceline Loridan-Ivens
Christèle
Très bel article. J’imagine qu’on ne sort pas la même d’une telle visite.
En complément de lecture, je suggère Etoile errante de JM G Le Clézio et surtout,surtout Etre sans destin d’Imre Kertész. (billets sur mon blog, si besoin)
Je te souhaite de bonnes fêtes de fin d’année.
Non, on ne revient pas la même, c’est certain.
Le Clézio a été mon amour d’adolescence, j’ai tout lu de lui et je me souviens très bien d’Etoile errante et de la peur d’Esther. Lui qui est né en 40 a exorcisé les souvenirs de ce qu’il n’avait pas connu mais le destin de sa famille exilée l’a toujours habité au plus profond.
En revanche, j’irai voir sur ton blog Etre sans destin. Merci pour le conseil !
Bonnes fêtes de fin d’année à toi aussi ! 🙂
Très bel article poignant et tellement contemporain. Rares sont ceux qui ont eu l’opportunité et le courage d’aller à Auschwitz. Merci pour ce vibrant témoignage.