Exploit, défi, avancée, progrès… les qualificatifs adossés à la technologie ne manquent pas. La technologie qui n’est autre que la traduction du génie humain, au quotidien. La technologie qui met en œuvre non notre savoir, mais notre savoir-faire collectif. Mais qui s’appuie sur un génie aveugle. Un génie ni bon ni mauvais, mais sans considération morale. Un génie qui s’intéresse assez peu aux conséquences de ses actes, contrairement à la science, fondamentalement plus sage. C’est peut-être que, depuis la nuit des temps, la science est une chasse gardée, une vache sacrée avec ses conservateurs, une armée de scientifiques souvent introvertis et mesurés. A l’opposé de cela, la technologie, elle, n’est pas une chasse gardée. Même si les grandes marques se targuent d’en détenir, même très provisoirement, le monopole.
Autant la science conserve une image plutôt fermée, secrète, autant la technologie prône l’ouverture, la démocratisation, telle une nouvelle pratique religieuse décomplexée, ouverte à tous les vents commerciaux. La technologie, profitant de la mondialisation autour qu’elle l’accélère, fait fi de tous les dogmes, de toutes les prudences. Au point de devenir à son tour le nouveau dogme, l’obsession de tous. Face à l’introversion scientifique, la technologie semble crier victoire, sans tabou.
IMMATURITE
La technologie n’est jamais mûre. D’abord parce qu’elle ne cherche pas spécialement à nous faire grandir, elle reste adolescente face à un public (et des consommateurs) eux-même bloqués au stade adolescent, en quête permanente de nouveauté. Pire, malgré ses prouesses et ses développements, elle se doit de paraître, à un moment, mûre, mais ne peut l’être totalement. Elle doit rester crédible pour générer des applications bankable. Elle prétend rendre des services, résoudre des problèmes mais au passage elle en crée autant, auto-entretenant notre désir de tout résoudre, tout contrôler… justement grâce aux nouvelles technologies. Et la boucle serait bouclée !
La science exige méthode, prudence et une certaine dose de scepticisme. La science, malgré ses progrès et ses prouesses, par toutes les portes qu’elles tente d’ouvrir (celles de l’univers, de l’origine du vivant, etc.), nous ramène toujours non à notre grandeur mais à notre relative petitesse, voire notre insignifiance face à l’univers et aux mystères de la vie. La technologie, elle, nous pousse à l’extase via la consommation, et nous fait miroiter monts et merveilles. Elle nous sert de piédestal et de faire-valoir individuel (t’as vu mon nouveau smartphone ?) ou collectif (t’as vu notre nouveau produit ? t’as vu notre innovation, notre brevet ?) Qu’il s’agisse de conquérir la planète Mars ou de repousser les limites du corps et du cerveau humain, la technologie nous fait rêver, et ce dès notre plus jeune âge. Et elle fait des envieux…
Un enfant ne peut pas s’empêcher de toucher à un nouveau jouet, ou, pire, à tout prendre « à la légère », comme si chaque objet autour de lui pouvait être une distraction. En fait, à tout âge, l’homme moderne « joue » avec la technologie. Grâce à la technologie il se sent plus fort, plus grand ou plus beau. Aucune catégorie sociale, aucune culture n’est épargnée par ce phénomène. La technologie, comme les nouveaux jouets, nous éblouit. Elle nous embarque dans son labyrinthe et ses changements permanents, qui nous obsèdent. Elle nous renforce dans notre quête de grandeur, d’importance. Mais à chaque hoquet, chaque disruption, elle fait grincer des dents les anciens, ceux qui ont cessé d’être des enfants naïfs. Pourtant, malgré les critiques ou les mises en garde des aînés, rien ne semble entraver la progression de la technologie, des technologies.
La technologie génère, ou entretient, des enfants-rois. Enfants-rois bien supérieurs à leurs ancêtres qui, eux, n’ont pas eu la chance d’être aussi bien entourés par la technologie. Les pauvres vieux ! La technologie pousserait donc imperturbablement les anciens vers l’abîme, laissant place à des enfants, technophiles par nature, tout puissants. A ce rythme, la technologie s’opposerait même à la notion d’histoire. La technologie signerait l’arrêt de mort de toute histoire collective, puisque seule compterait désormais une somme de petits plaisirs, de petites satisfactions individuelles quotidiennes.
Le passé ne serait plus qu’un « lointain souvenir », dans un monde qui nous pousse au zapping perpétuel et à l’oubli du passé, à la façon de ces réseaux sociaux misant tout sur l’immédiateté et l’effacement. En fait, le passé, vu d’un monde technologique, serait forcément ringard. Le passé serait vieux jeu. Les seuls souvenirs du passé seraient admis sur un air d’apitoiement, sans aucun regret possible (« never look back! »). Quand au futur, si l’on y pense, ce n’est plus que de façon ludique, au travers d’une science-fiction confuse, brouillant les pistes entre le réel et le virtuel, entre aujourd’hui et demain, entre le rêve et le cauchemar. La question du quand (quand vivrons-nous sur Mars ? quand aurons-nous des voitures volantes et autonomes ?) anéantissant la question du pourquoi.
La jouissance individuelle de l’instant présent, voilà finalement le fonds de commerce de la technologie. La société de consommation a trouvé là un de ses principaux carburants, sans oublier le rôle complémentaire de l’argent, du travail et du sentiment d’envie ou de frustration (de ne pas encore avoir tel objet incluant telle nouvelle technologie, etc.) La technologie fait vendre, c’est évident. Au point d’être comparée à une religion ou plutôt, à une vache sacrée, un Messie dont l’avènement libérerait définitivement les hommes.
Laurent