Les entreprises multinationales sont des géants économiques au pouvoir bien plus qu’économique. Certes, financièrement, et c’est tout à leur avantage, certaines entreprises du CAC40 ou du Dow Jones pèsent plus lourd que le PIB de certains pays.

Walmart vs PIB iranien (journaldunet.com)
Mais l’importance de ces entreprises pas comme les autres s’étend bien au-delà de l’aspect financier ou de considérations marketing (au sens de la valeur de leurs marques, mais aussi au sens de leur attractivité de la « marque employeur »). Il y a quelque chose d’un peu irrationnel qui nous attache aux marques et aux situations – pas tout à fait « libérales » – de monopoles ou d’oligopoles. Des restrictions de la concurrence qui ont survécu à la mondialisation !
Les entreprises multinationales sont sans conteste les grandes gagnantes de la mondialisation. Mais il aurait pu en être tout autrement, si la concurrence avait été plus « pure et parfaite ». Si le marché était resté plus atomisé. C’est ce qu’explique précisément Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Économie, dans « Un autre monde : contre le fanatisme du marché« .
Dès lors, quelle erreur que de continuer de raisonner « pays » lorsqu’on cherche à déterminer qui perd et qui gagne la grande guerre économique que l’on nomme gentiment « mondialisation ». Dans cette grande guerre, l’actualité nous donne parfois l’impression que ce sont, selon les cas, soit la Chine, soit les États-Unis, qui sont les grands gagnants de la globalisation des marchés. Cette impression est tout à fait erronée. Autant que celle qui voudrait que l’Europe soit le « dindon de la farce ». Que l’Union européenne soit le grand perdant.
Une autre impression courante tend à opposer les pays du Nord aux pays du Sud. Certes, le professeur Stiglitz, bien au fait des grandes polémiques autour du FMI et de l’OMC, aurait sûrement des tas d’anecdotes pour alimenter la thèse de l’inégalité de traitement, de l’asymétrie de pouvoir, entre le Nord et le Sud. Mais au fond des choses, à y regarder de plus près, qui détient le pouvoir de négocier et/ou d’imposer ses vues au reste du monde ? Ce n’est pas tant Washington ou Bruxelles, pas plus que Pékin ou Tokyo. Dans une économie mondialisée, les seuls acteurs qui ont vraiment la main, ce sont les acteurs économiques eux-mêmes mondialisés. Ces chevaliers sans peurs et sans reproches des temps modernes… Nous revoilà à la case multinationales !
Qu’est-ce qui fait croire que les multinationales sont des « enfants gâtés » ? Regardez donc du côté de leur pouvoir de marché, de la façon dont elles payent (ou plutôt ne payent pas, ou si peu !) des impôts. Regardez donc aussi du côté de la propriété intellectuelle, du côté des négociations commerciales, fussent-elles multilatérales ou bilatérales. Regardez encore le cas de la biopiraterie ou celui de l’aide au développement. Enfin, regardez combien elles freinent des quatre fers tout accord dit contraignant en matière environnementale (pesticides, réchauffement climatique, etc.)
Quelque soit le critère d’analyse, quelque soit la façon d’observer les multinationales, passé l’effroi de leur grandeur, de leur poids économique et financier, de leur rôle politique au plan international, ce qui choque le plus est leur comportement. Un comportement de toute puissance. Un clair refus de se plier aux règles, une volonté manifeste de transgression.
Les multinationales sont un peu comme ces enfants qui attirent toute l’attention, au beau milieu de la cour de récré. Ces enfants qui brillent plus que les autres, qui disposent d’un charisme et d’un égo hors norme. C’est parce qu’ils exhibent de plus gros muscles que les autres ou savent menacer verbalement que ces enfants sont craints. Dans la cour des grands, elles s’associent à une armada constituée des meilleurs avocats de la planète.
Au niveau national, les politiciens tremblent toujours, lorsque telle ou telle multinationale sort la carte de l’emploi, en menaçant de délocaliser. La « chantage à l’emploi » est un grand classique. Et puis il y a régulièrement, en vue d’une élection, la menace de retirer leur aide financière. Elles savent très bien là où ça fait mal, et jouent à la perfection la carte du rapport de force !
Par leur maîtrise de la technologie, leur détournement des savoirs (souvent issus de laboratoires publics, comme le rappelle l’histoire d’Internet), par leur course effrénée à la compétition, ces géants économiques ont modelé les états, soutenu activement les grandes réformes (privatisations, dérégulation, libéralisation de la plupart des activités économiques). Ces firmes ont formaté nos esprits, nos croyances et nos valeurs. Et ont fait perdre de vue à l’ensemble des citoyens la notion d’intérêt général. En soutenant à fond la déconstruction de la cohésion nationale, un peu partout sur terre, elles ont contribué à l’essor de l’individualisme, poison mortel de toute démocratie (fut-elle américaine, française ou polonaise !)
En parlant de « tyrannie du marché » – un marché factuellement imparfait – Stiglitz nous renvoie finalement à la sagesse de John Maynard Keynes, lorsqu’il stipulait que l’économie doit être mise sur le siège arrière de la voiture, alors qu’elle a pris le volant ! Des générations de citoyens ont été enfumés par une idéologie basée sur des théories improbables sur la perfection des marchés et leur capacité à s’autogérer. Idéologie d’autant plus séduisante qu’à la manière d’une persistance rétinienne, restait ancrée en nous cette image lamentable de l’effondrement de l’économie planifiée, suite à la guerre froide.
Les choses se sont gâtées lorsque Margaret Thatcher et Ronald Reagan et leurs thèses simplistes ont pris le pouvoir. Cette fièvre ultra-libérale aura été une aubaine pour asseoir davantage la présence et le pouvoir des firmes multinationales. Pendant un temps, le monde entier aura succombé à cette idée qu’il n’y a pas d’alternative. Et les gouvernements dits de gauche comme ceux dits de droite, se seront évertués à raboter, dépecer, démanteler ce qui avait été construit tout au long du XXème siècle, en France et ailleurs. Et nous en sommes à peu près là, aujourd’hui encore…
Laurent