« Je sais qui je suis », ainsi se révoltait la grand-mère d’Alexandre Jardin, refusant de présenter sa pièce d’identité (dans Les magiciens, publié en 2022).
Il est des documents qui nous collent tellement bien à la peau qu’on en oublie presque le ridicule de la convention. Ainsi, un bout de papier imperméable (on ne sait jamais, au cas où nous viendrait l’idée de nous enfuir du monde des humains à la nage !) est-il sensé nous définir, attester qui nous sommes…
Mais passeport ou carte nationale d’identité, le document officiel n’est qu’une vulgaire réduction de nous-même. Une insulte à notre singularité et, dans le même temps, la négation de ce qui nous relie à l’universel. Mais l’état-civil suit la procédure, c’est ainsi, c’est la loi, la norme sociale. Que ne ferions-nous pas au nom de la sécurité collective ?
Il n’est pas encore venu le jour où un pays laissera libre cours à l’imagination de ses concitoyens pour se définir librement, pour dessiner ou écrire, en prose ou en vers, qui l’on est.
Il n’y a pas si longtemps, le carcan normatif nous avait repoussé encore plus vers l’infamie. C’était la mode du QR code à usage de tri entre les bons vaccinés et les dangereux rebelles. Ainsi, il ne fallait pas attendre le passage d’une frontière ou un contrôle de police inopiné pour avoir à se justifier, prouver son bon droit de poursuivre sa vie sociale (restaurant, cinéma, sport, etc.) Ainsi, en permanence l’esprit intranquille, il fallait se tenir prêt à dégainer son passe-droit, son passe-muraille administratif.
La société se méfiait de chacun de nous en permanence, tout en nous rappelant jour après jour la marche à suivre pour « rester dans les clous ». Folie infantilisante, grand délire de gestionnaire paranoïaque. Alors que le principe de la jauge envahissait tout lieu rassemblant du public, alors que nos vies étaient tiraillées entre le présentiel et le distanciel, entre le réel et le virtuel, notre liberté de mouvement n’allait plus dépendre non de nos besoins les plus élémentaires, mais de notre alignement sanitaire et de notre obéissance hygiéniste.
Alexandre Jardin défend sa grand-mère helvétique, contre les « saboteurs de jouissance », contre tout ce qui écrase notre joie de vivre. Mais il ne faudrait pas tomber dans le piège du simple fossé générationnel, taxant la colère des anciens de démence et de déconnexion au réalités du monde d’aujourd’hui. Au fond, les anciens ne sont-ils pas plus conscients que les jeunes de la folie du monde moderne ? « Je sais qui je suis » ne veut-il pas également signifier à tous nos congénères « non, je n’ai pas perdu la tête, je sais encore ce qui nous rend humain » ?
Laurent