La plaine de la Crau, entre les Alpilles et la Méditerranée, illustre la dépendance en eau d’un territoire, via le canal de la Durance et ce depuis le XVIème siècle. Dernière steppe d’Europe, la Crau est un modèle d’agriculture extensive « outdoor ». Les éleveurs d’ovins n’ont recours ni à l’ensilage ni aux techniques intensives. Anachronisme ou utopie porteuse de sens pour l’agriculture moderne en crise ? A l’école des bergers du Merle, à Salon-de-Provence, 50% des élèves sont des femmes. Des « folies bergères » à l’heure où le thème de la pénibilité du travail semble envahir l’esprit des législateurs urbains ? Et pourtant, à l’issue d’un an de formation, de nombreuses reconversions professionnelles voient le jour. Le pastoralisme moderne reste fidèle à la vieille tradition de la transhumance, que ce soit dans les Pyrénées, les Cévennes ou dans les Alpes. Marc Vincent, qui travaille à l’INRA d’Avignon, connaît très bien ce milieu. Il l’a étudié, bravant les controverses entre l’homme, son intérêt économique, et la nature, symbolisée en France par le retour du loup !
L’HOMME, LE MOUTON ET LE LOUP…
Ainsi se définit Marc Vincent : « Issu d’une famille d’éleveurs, j’ai travaillé au début des années 80 dans un groupement de producteurs ovins des Bouches-du-Rhône où j’étais chargé du suivi technique des troupeaux des éleveurs adhérents et de la commercialisation de leurs agneaux.
J’entre à l’Inra en 1984, détaché au Domaine du Merle, à Salon de Provence (SupAgro Montpellier) comme technicien chargé de la conduite de l’élevage de quelques 2000 ovins, troupeau transhumant de la plaine de Crau vers les alpages du Parc national du Mercantour. Dans ce cadre, je suis associé à diverses expérimentations associant les départements Élevage, Génétique animale, Physiologie de la reproduction et Santé animale. A partir de 1990, je participe, grâce au troupeau du Domaine du Merle, à une des toutes premières reconquêtes d’un espace en déprise dans le massif des Alpilles. Cette expérimentation va encourager le retour des grands troupeaux transhumants dans les espaces menacés par le feu dans les collines proches de la Crau.
Fort de cette riche expérience professionnelle de quinze années, je rejoins en 1999 l’unité d’Ecodéveloppement d’Avignon du département SAD, où je travaille plus particulièrement avec l’équipe en charge d’établir des normes techniques et des recommandations à fins de conservation de la biodiversité dans des milieux soumis à l’embroussaillement. A l’issue d’une formation diplômante Inra (2004-2007), j’obtiens le Diplôme de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Mon mémoire porte sur l’évolution du pastoralisme méditerranéen, et étudie plus particulièrement le cas des éleveurs de moutons et des bergers entre Crau et Queyras, sous l’effet des politiques de l’agri-environnement et du loup.
Le pastoralisme méditerranéen ovin est la clef de voûte du maintien d’une nature ouverte, accueillante, riche en biodiversité, dans laquelle le multi-usage des espaces parcourus par les troupeaux est devenu la règle. La plaine de Crau avec son coussoul, les collines provençales, mais aussi les alpages d’altitude dont le Parc naturel régional du Queyras est symbolique de la grande transhumance estivale, sont des espaces fréquentés par les troupeaux de moutons transhumants. Leur biodiversité riche et variée est largement liée à la présence du pâturage.
Source : Le Figaro
Je montre que cette forme de pastoralisme, dont les pratiques et les savoirs locaux ont évolué au gré de multiples changements agronomiques, économiques, politiques, sanitaires, etc, est reconnue depuis 1992 par les politiques européennes associant les agriculteurs, et tout particulièrement les éleveurs pastoraux, à la protection de la nature dans la mesure où ces pratiques façonnent de longue date les habitats de la vie sauvage. Or, cette légitimité toute nouvelle du pastoralisme dans ce qu’il est convenu d’appeler l’agri-environnement est brusquement remise en cause la même année par le retour d’une espèce emblématique de cette vie sauvage, le loup, qui revient en France depuis l’Italie avec un statut de protection intégrale.
J’analyse la controverse issue des conséquences du retour des loups sur les terrains de parcours des troupeaux domestiques. Par des enquêtes de terrain renforcées par des données historiques, statistiques et un riche corpus bibliographique et iconographique, je montre les difficultés que font peser sur les éleveurs et les bergers les protections anti-prédation, techniques anciennes largement oubliées avec l’éradication des loups au XIXe siècle.
En conclusion, je propose de mettre en place une « lupotechnie » consistant à réguler Canis lupus afin de créer les conditions d’une réelle coexistence entre pastoralisme et loup. Pour sortir des contradictions des politiques publiques, je propose une politique de gestion de la population de loups modulant ses aptitudes et son extension. L’objectif est bien d’offrir toutes les garanties de protection de l’espèce mais sans risquer l’exclusion du pastoralisme. En effet, la garantie du bon état de conservation de l’espèce Canis lupus passe par sa compatibilité sociale avec d’autres utilisateurs ou gestionnaires d’espaces naturels : la protection de la nature ne se réduit pas à la conservation biologique intégrale d’une seule espèce, quelle qu’elle soit. Dans la situation actuelle, le loup est une espèce patrimoniale emblématique et intégralement protégée, mais envers et contre tout, y compris au détriment d’autres ressources naturelles, elles-aussi pourtant protégées par les politiques publiques. L’absence de gestion dont le loup est actuellement l’objet est propre à ébranler durablement le pastoralisme, et par-là son action environnementale que les politiques publiques ont reconnue et légitimée.
La création d’une « lupotechnie », que l’on peut définir comme la science de la gestion du loup sauvage dans son écosystème, suppose par ailleurs des dispositifs permettant de pister les loups sur leur terrain de chasse. Il y aurait tout intérêt à connaître les faits et gestes des meutes partageant le territoire des troupeaux. Cela permettrait d’avertir à temps un berger dont le troupeau se retrouve soudain sous la menace des prédateurs. Une surveillance accrue et discrète pourrait se mettre en place immédiatement. Des tirs d’effarouchement pourraient être ainsi déclenchés sans délai en cas d’approche des troupeaux. Il est probable qu’un loup averti garde en mémoire le stimulus reçu, évitant ainsi les actes qui vont engendrer toutes sortes de drames. Elle définirait une volonté d’infléchir des comportements déviants impliquant le déplacement des individus spécialisés dans la capture des animaux domestiques, puis de régulation par l’élimination des récidivistes.
La constitution d’une « lupotechnie » nécessite de faire l’inventaire des techniques de la louveterie, sur le mode de celui que j’ai réalisé dans ce travail sur les techniques du pastoralisme. Il serait par ailleurs indispensable de réactiver un corps professionnel de « lupotechniciens » s’appuyant sur la mémoire de certains éleveurs et sur les louvetiers toujours en place. La « lupotechnie » ne peut en tout état de cause faire l’économie du recours à l’expérience et au savoir-faire des trappeurs, des piégeurs et de leurs objets-techniques dans les pays qui ont conservé ou développé des populations de loup gérées.
Cette politique du loup romprait avec la politique actuelle basée sur la seule protection des troupeaux – et dont j’ai montré les contradictions et les limites. Porter la « lupotechnie » au même rang que les techniques pastorales s’oppose à la vision d’un pseudo développement naturel du loup fantasmé par ses admirateurs. Respecter les loups, c’est leur créer des conditions de vie telles que leurs facultés de grand prédateur soient encouragées en direction de la faune sauvage. »
Laurent