Si l’homme n’avait pas d’inhibitions, les rues seraient jonchées de cadavres et de femmes enceintes. Dans le vivre ensemble de la société moderne, les normes au sens large, ces règles et conventions qui cadrent nos activités sociales, jouent un rôle d’inhibiteur. Un rôle sécuritaire, réconfortant. Pour éviter les dérives et les accidents dans toute la vie sociale et économique. Est-ce parce qu’on a éclaté l’activité économique, au nom de la modernité et de la rationalité (division scientifique du travail, spécialisation des pays, des entreprises et des individus), qu’on s’est obligé de définir des niveaux de sécurité et de qualité admissibles, à l’image des « standards » des normes internationales (ISO : International Standard Organisation) ?
Le cas de la norme ISO en dit long sur le tsunami normatif qui règne dans le monde moderne. Aux questions de qualité, puis de « qualité totale », s’ajoutent la qualité environnementale, la responsabilité sociétale et des spécificités sectorielles (aéronautique, automobile, etc.) Il y a une époque, qui nous paraît bien lointaine, où les normes n’existaient pas ! En leur absence l’économie n’était pas forcément un grand chaos. Mais le contexte était différent. C’était avant l’intensification des échanges, prémices de la mondialisation. A l’époque, la spécialisation était nettement moins poussée qu’aujourd’hui, l’offre de biens et de services était restreinte aussi. Pour tous, le choix était limité par la force des choses. Individus et entreprises n’étaient pas dans une logique d’éternelle insatisfaction ni de « toujours plus ». La confiance passait par la réputation et des contrats moraux, non écrits. Avec la révolution industrielle, les progrès techniques et logistiques, le choix s’est vu étendu et les possibilités d’acheter des produits d’origines diverses aux qualités diverses aurait pu causer la confusion des consommateurs, autant chez les professionnels que chez les particuliers. Une porte ouverte à tous les excès et toutes les escroqueries ! Les normes ont donc une raison d’être première d’assurer une lisibilité et de maintenir la si précieuse confiance. Confiance, le mot est lâché ! Qu’il était simple avant de vérifier le sérieux d’un marchand par le bouche à oreille, la réputation de proximité. Qu’il fut compliqué d’en faire autant à l’heure de la spécialisation et de l’éclatement de la production entre divers pays, diverses cultures et langages. La norme allait sauver la mise en instaurant une sorte d’espéranto commercial et tenter d’assurer une certaine sécurité dans les affaires, appareil judiciaire à l’appui.
Avec l’accélération des progrès techniques et l’accélération des exigences des consommateurs en matière de sécurité des utilisateurs (machines, produits plus ou moins dangereux), de santé et, d’environnement, l’inflation normative paraissait donc inévitable ! Nos ancêtres mangeaient « bio » bien avant nous, mais sans le savoir ! Et comme l’individu, tant citoyen que consommateur, habitué à l’impression de sécurité, en redemanderait encore et toujours plus, l’industrie et les pouvoirs publics allaient devenir des grosses machines à fabriquer et faire évoluer les normes. Et chaque « crise » sanitaire ou alimentaire, chaque catastrophe technologique en remettrait une couche, au grand dam des fabricants et des gestionnaires ! L’intrusion de l’électronique dans notre quotidien complique la compréhension des produits qui nous entourent, de l’ordinateur au lave-linge. Et nous continuons de nous sentir rassurés par la présence de nombreux logos symbolisant le respect de telle ou telle norme. Mais la frontière entre normes obligatoires, utiles, et labels parfois farfelus, est étroite !
Les normes ressemblent parfois à une provocation, un affront à notre bon sens et à notre intuition. Les normes nous aveuglent et leur sens caché nous abuse. Qui se rappelle de sa première réaction face à un écriteau « caution – wet floor » ou face à l’affichage de normes aux logos insignifiants, au dos d’un appareil électronique ? Du temps où nous prenions le temps d’acheter, le recours aux normes et aux labels était bien inutile. Dans notre course à l’échalote quotidienne, nous avons perdu le sens de la curiosité et de l’échange d’informations entre pairs ou avec les commerçants. La grande distribution avait tout chamboulé notre rapport à la consommation. Mais le bon sens citoyen ou consommateur n’a pas totalement disparu, et les espaces numériques tendent si ce n’est à trouver une alternative aux normes, du moins elles essayent d’en faciliter l’accès et la compréhension. Et de nouvelles formes d’achat, reprenant d’anciennes pratiques, créent du lien à nouveau. Amap, cueillettes à la ferme ou paniers « en ligne », elles redonnent du sens et font de la pédagogie autour de nos choix, enfin éclairés !
Finalement, entre inflation législative et normative à tout va, nous vivons submergés de contraintes pour notre sacro-sainte sécurité. Sans plus trop distinguer l’essentiel de l’accessoire ! Notre aversion au risque est bien palpable. Tels d’éternels enfants gâtés, nous aimerions n’avoir que des droits. Cela sans contrepartie, sans assumer la responsabilité de nos choix. Car submergés de choix, nous ne savons plus choisir et avons bien du mal à résister à la tentation et à la frustration. La modération est à peine permise tant l’accélération des innovations (pseudo-innovations ou vraies ruptures) nous emporte collectivement. Notre bon sens se consume comme si notre rationalité toute entière était asservie à nos émotions et à nos envies.
Laurent